ROMAN ALGERIEN( terre et cité) 1ere partie

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Charles BONN
La Littérature algérienne de langue française
et ses lectures.
Imaginaire et discours d'idées

 

 

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L'ombre profonde et l'enfance

« Il faut cacher dans les montagnes illustres le message que l'on veut transmettre », dit Sun Yat Sen . Comme la révolu­tion chinoise, la révolution algérienne fut en grande partie celle des campagnes, la ville étant traditionnellement, dans tous les pays du Tiers monde, sentie comme étrangère, comme irréelle.

La ville est symbolisée dans Nedjma par l'horloge de la gare de Bône, ce « Dieu des païens » devant qui nul ne lève la tête , introducteur d'un temps autre : celui de l'Histoire, celui de la Cité, celui de l'étranger, qui pénètre ainsi jusqu'aux habi­tudes profondes des citadins acculturés. « On ne nous laisse pas vivre selon le rythme que nous voulons donner à notre vie », dit un penseur musulman . Commentant dans une inter­view récente la structure de son roman Yahia, pas de chance, Nabile Farès ajoute :

Toute réalité est de l'ordre de l'espace-temps. Le temps, c'est l'irréversible, d'où la signification vulgaire de l'expres­sion « pas de chance ! ». Mais celle-ci se réfère aussi à une démarche spatiale, à un pas. Il exprime donc à la fois une négation et une démarche .

Dans cette démarche, donc, à la fois temporelle et spatiale qu'est pour lui la création, l'homme du Tiers monde retrouve son identité perdue par un retour à la terre et à l'enfance qui lui est le plus souvent liée, dans les romans étudiés : l'espace de l'adolescence et surtout l'espace adulte, pour le garçon au moins, est toujours un espace autre.

La « Terre » au sens large où nous l'entendons, est l'espace maternel, celui des racines. On verra plus loin que cet espace maternel peut se retrouver dans un cadre citadin, mais qu'il ne participe jamais à l'espace ni au temps de la Cité. L'enfan­ce et cet espace ainsi défini échappent ontologiquement à ce temps étranger auquel ils n'ont jamais participé.

Le Discours social reprend à son compte, pour en faire l'outil du développement, le temps de la Cité qui était celui du colon. Temps de l'efficacité certes, temps aussi de la déperson­nalisation, de la perte des origines et de l'enfance. « Je ne suis qu'un enfant perdu parmi les hommes, enfants perdus qui ont perdu leur Enfance », dit Jean Amrouche dans Étoile secrète . Si le Discours social est celui de la Cité, de la transparence et de la clarté, l'écrivain, au contraire, recherchera l'ombre pro­fonde, celle des origines , celle de l'enfance. Or, curieusement, il est bien rare en pays d'Islam, note Nefissa Zerdoumi, que les adultes parlent entre eux de leur enfance . En Algérie et au Maghreb, plus qu'ailleurs, l'écrivain est celui qui raconte son enfance, peut-être d'autant plus que ses compatriotes sem­blent refuser la leur.

Mais il y a plusieurs enfances. Il y a celles qui ne sont que prétexte, comme celle d'Omar chez Dib, ou de Fouroulou chez Feraoun ; les deux personnages sont des observateurs, des relais commodes, grâce auxquels les écrivains pourront décrire plus facilement un milieu social, une réalité extérieure à l'en­fant, même si elle le marque profondément. De simples artifi­ces littéraires. L'enfant étant, même quand la faim le talonne, en situation d’ »  innocence » relative  dans l'univers adulte qu'on veut en fait nous décrire, c'est de son point de vue que le lecteur européen, à qui le livre est destiné, pourra le mieux découvrir une société qu'il ne connaissait pas. Ces enfances sont d'ailleurs prises dans un devenir, dans un temps histori­que qui débouche sur autre chose, et qui finit par introduire dans la modernité, dans la Cité. Elles aspirent vers la clarté, le progrès, la « civilisation ». A un moment ou un autre, elles se détachent de leurs racines, pour regarder vers un ailleurs. Et le retour, nous le verrons, est presque toujours impossible.

Bien différente est l'enfance rêveuse du narrateur de Qui se souvient de la mer, qui retrouve son double mystérieux sur la terrasse de la maison paternelle, ou celle de Yahia, sous la triple protection de tante Aloula, d'oncle Saddek et, surtout, de l'amandier tutélaire, mais à qui le chant de l'alouette dans l'espace, ou celui de sa tante dans l'intimité sombre de la maison-caverne, font découvrir des mystères que, seule, la poésie peut suggérer (Yahia pas de chance). « L'enfance et la folie », dit Claude Bonnefoy , sont « ces moment d'innocence où l'homme retrouve son visage et pressent les secrets du monde ». Dans la littérature algérienne, l'enfant Yahia dans Yahia pas de chance, le fou Wassem dans La Danse du roi, Si Mokhtar dans Nedjma ou le poète enfin, retrouvent et re­créent, loin d'un Discours social planificateur mais nécessaire, les secrets de la profondeur et les mythes cachés.

Chez nous, l'enfance est un monde privilégié [... ] Nous bai­gnons dans un univers féminin. Les femmes ne sortent pas, sont coupées du temps et racontent des histoires [... ] Elles sont porteuses d'un monde enchanté, fermé aux hommes à partir de douze ou treize ans,

confie Kateb Yacine en 1972  ». L'enfance maghrébine baigne dans le féminin, même et surtout si l'espace maternel privi­légié est « fermé aux hommes ». Dans cet espace coupé du temps jaillit spontanément le chant, le chant de la terre aimée, la « musique du monde » dont nous parle Jean Am­rouche :

J'ai respiré la chair du monde et le monde dansait en moi, j'étais à l'unisson de la sève, à l'unisson des eaux courantes, de la respiration de la mer, j'étais plein du rêve des plantes, des collines ensommeillées comme des femmes après l'amour .

L'espace de l'enfance est celui de la complicité avec la mère, c'est le lieu du « théâtre intime et enfantin », du « quotidien complot ourdi contre mon père », que regrette encore Kateb Yacine à la fin du Polygone étoilé (p. 181).

Terre et Cité

Et pourtant la littérature algérienne est souvent une litté­rature d'errance, de déracinement, d'aliénation. « L'histoire [pour le colonisé Jean Amrouche] est celle d'une séparation d'avec sa culture première, d'avec la mère, d'avec soi-même », dit Aimé Césaire . Nedjma se termine sur la séparation des quatre héros : « Si Mourad était là, ils pourraient prendre les quatre points cardinaux ; ils pourraient s'en tenir chacun à une direction précise. Mais Mourad n'est pas là. Ils songent à Mourad. » Éternellement condamnés à l'absence, de l'un d'eux, de Nedjma, ou du père, ils finissent par se dissiper sur la route, et se confondre avec elle (p. 256). La longue route, vers Paris, vers l'ailleurs, vers nulle part, de « [... ] ce jeune homme se disant étudiant, mais n'ayant sur lui qu'une chemise trempée, un pantalon couvert de plâtre, des espadrilles trop larges qu'il traînait dans la boue, et ne portant pour tout bagage que ce sac marin à moitié vide [... ] » dans Le Poly­gone étoilé (p. 62), est aussi en quelque sorte la nervure cen­trale de l’œuvre. « Loques d'exil     jalonnant le Paradis des autres » (p. 70), les émigrés habitant l'ailleurs sont légion dans les romans, à vivre au futur.

Ils partent, reviennent, se quittent, se retrouvent – je monte au pays – je descends en France et dans les caves, les greniers, s'empilent à quinze, vingt. Tout le jour ils bâtissent, rebâtissent des maisons pour les autres, la leur menace tou­jours ruine. En attendant. Le chantier, l'usine, la chaîne et la belle vie qui viendra, après, et qu'il faudra vivre. Au futur .

L'ailleurs, c'est la Cité des autres pour l'émigré ; c'est aussi la culture de l'autre pour l'intellectuel « acculturé », qui se demande encore et toujours quelle est son identité. Dans cette culture, cette civilisation dont il n'est pas l'héritier légitime, l'intellectuel colonisé devait affronter le regard de l'autre. « Et sous ce regard extérieur, contestant son identité, le sujet en vient à contester lui-même sa propre identité, à ne plus savoir qui il est, à être établi dans le déchirement », disait Jean Amrouche . Le déchirement, cette situation de bâtardise, est le drame d'Amer, le héros des Chemins qui montent, de Feraoun. C'est celui de Malek Haddad, d'Albert Memmi en Tunisie, de Driss Chraïbi au Maroc, et de tant d'autres . En Algérie, Malek Haddad résume ainsi la situation de l'écrivain acculturé : « Même s'exprimant en français, les écrivains algé­riens d'origine arabo-berbère traduisent une pensée spécifi­quement algérienne  ».

Dans cette Cité mondiale que sont les pays industrialisés ou leur culture pour le « païen  » du Tiers monde, celui-ci se sent en trop. Passager clandestin, dira Kateb Yacine. Il ne sera jamais citoyen. L'horloge de la gare de Bône ne bat pas au rythme de son cœur. Même lorsqu'il semble le plus intégré à son univers culturel d'adoption, comme le héros de Malek Haddad dans Le Quai aux fleurs ne répond plus, il n'y a pas, en fait, de rupture entre lui, sa terre natale et sa mère, tou­jours liées, centres de son existence véritable, pulsation pro­fonde de son être. Le cordon ombilical n'est pas rompu.

Et c'est pourquoi le chant de l'émigré, comme celui de l'intellectuel acculturé, est souvent un appel à la mère, à l'union aimante et non séparée de laquelle on aspire sans trêve :

Va !

Dis à ma mère Qu'elle vienne m'aimer Ombre maudite parmi J'allais à la dérive des Le mépris.

Va .

dit à l'oiseau Rachid Boudjedra, tandis que tout Le Village des asphodèles d'Ali Boumahdi, « écrit à Vannes en 1969 », est une tentative désespérée de renouer avec un espa­ce maternel duquel tout, à présent, sépare le narrateur. Car la seule vie véritable est celle de la terre :

Lorsque le Kabyle revient dans sa montagne après une lon­gue absence, le temps qu'il a passé ailleurs ne lui apparaît plus que comme un rêve. Le rêve peut être bon ou mauvais, mais la réalité, il ne la retrouve que chez lui, dans sa maison, dans son village,

dit Feraoun dans La Terre et le Sang (p. 12-13). Pour Amer, à peine de retour après vingt ans d’ »  oubli », « sa longue absen­ce n'a d'ores et déjà plus d'autre signification que celle d'une parenthèse gigantesque, impuissante à changer le sens géné­ral d'une phrase ». Dans tout le passage d'où ces phrases sont extraites, nous assistons à la fossilisation du rêve d'ailleurs qu'est devenu le séjour en France de l'émigré, dès le premier jour de son retour. Les maisons d'Ighil-Nezman, en perpétuelle transformation, et n'abritant en général qu'une ou deux géné­rations de suite, ne figent-elles pas, dans leur immobilité morte, les fiers immeubles européens ? « Nulle part on ne trouve [à Ighil-Nezman] une oeuvre d'homme solide ou grandiose, compliquée ou belle, capable de défier les siècles et de témoi­gner d'un admirable passé ». Quel que soit le temps qu'on y passe, quelle que soit par ailleurs la réussite, matérielle ou sen­timentale, que l'on peut y trouver, la Cité est irréelle. La véri­table épouse est celle qu'on a quittée sur la terre natale. Si la fêlure, la rupture s'installent dans ce « noyau de l'être  », la vie se meurt d'elle-même. Pourquoi Malek Haddad nous décri­rait-il physiquement Khaled sautant du train en marche, puis­qu'il a déjà cessé d'exister en apprenant, par le journal, la tra­hison de l'épouse au village ?

Terre et Cité sont donc deux univers complémentaires à un certain point de vue, mais qui, de fait, s'ignorent. Et si, à la terre aux sombres retraites, l'errant, le voyageur, le passa­ger clandestin, associent l'image de la mère, parfois celle de l'épouse, mais toujours le sentiment d'une unité plus ou moins refermée sur elle-même, c'est à travers la Cité irréelle et étran­gère qu'ils ne cesseront de poursuivre un père toujours fuyant, toujours absent.

Mokrane meurt, dans La Colline oubliée de Mouloud Mam­meri, parce que toute tentative d'harmoniser ces deux uni­vers est nécessairement vouée à l'échec. La seule harmonie possible est la mort, mélodieuse et éblouie, dans la neige du col de Tizi N'Kouilal. Mort-retrouvailles d'un personnage sépa­ré à la fois du monde nouveau, dont il vient d'abandonner la camionnette, et du monde ancien que les valeurs qu'il porte désormais en lui empêchent de rejoindre. Et tout aussi séparé, le héros des Chemins qui montent, chez Feraoun, ne peut rejoindre Dehbia. Ses contradictions profondes l'acculent lui aussi à la mort.

La mère (ou l'épouse sœur du village) et la terre sont les garantes de l'ancienne loi. Mais aussi celles de l'éternel recom­mencement qu'elles symbolisent. Introduire le devenir chez elles, c'est briser leur intégrité. Le temps de la tradition est celui d'une répétition infinie des mêmes rites, dont la raison d'être est de préserver le clan, la communauté, même s'il faut sacrifier l'individu. Le Temps de la Cité amène avec lui l'affir­mation de la discontinuité, de la rupture, et le sentiment non perçu jusque-là de se trouver dans un univers clos, dans une prison, dont, seule, l'école française permettra de se délivrer, quitte à briser par cette trahison toute l'ordonnance du monde ancien. Arezki, dans Le Sommeil du Juste, peut donc écrire à son maître : « Vous brisâtes les portes de ma prison, et je naquis au monde, au monde qui, sans vous, se fût écoulé à côté de moi, sans ce moi dont vous nous avez si souvent répété qu'il fallait l'aimer comme la plus irremplaçable des choses » (p. 120).

Parce que le progrès est diviseur, et parce qu'il supprime les rites unificateurs, le village refuse de construire un pont, car « il est écrit », c'est-à-dire qu'il est nécessaire à la cohésion du groupe, que le gué doit emporter tous les ans sa victime. Même si l'extrait retenu peut paraître un peu long, il est néces­saire de citer ici en entier l'épisode du passage rituel de la rivière, pour la cueillette des olives, dans La Colline oubliée. L'eau est élément de continuité, d'unité, de communion de l'homme et de la nature, comme de tous les habitants du vil­lage entre eux, dans une abolition provisoire de tout ce qui peut les séparer. Mais l'eau réclame pour jouer ce rôle le sacrifice de victimes  dans un rythme répétitif sacré du même drame :

Publié dans Romans

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